À en croire l’étude « 500 ans de Pornfood », menée par le Food & Brand Lab de la Cornell University (New York), les mets représentés dans les tableaux relèvent davantage de la rêverie que de la consommation quotidienne. Un peu comme notre journaliste Alexis Alvarez quand il poste sur Instagram un homard alors qu’il a commandé un potage du jour, « avec du pain s’ils vous plaît ». Mais venons-en au sujet qui nous occupe tout spécialement : l’art flamand et son rapport à la mangeaille.
De tous temps, l’art a frayé avec la bouffe. Peut-être les bisons et autres aurochs représentés dans l’art pariétal étaient-ils déjà vus comme des festins sur pattes. Plus près de nous, mais quand même très loin, Piraïkos, peintre grec du 4e siècle av. J.-C., était célèbre pour ses natures mortes parsemées de victuailles. On n’a conservé aucune œuvre de Piraïkos, mais au fil du temps la nature morte est devenue un genre à part entière et la nourriture y a très naturellement trouvé sa place. Il s’agissait d’ailleurs d’une bouffe plus souvent fantasmée que réelle.
Commençons chez ceux qu’on surnomme les primitifs flamands, à savoir un ensemble d’artistes, très différents et pas du tout primitifs, puisqu’ils comptaient justement parmi les plus fins pinceaux de leur temps, ayant œuvré dans ce qu’était la Flandre des XVe et XVIe siècles. La nourriture apparaît d’abord dans leurs tableaux à la faveur de scènes religieuses : le fruit défendu tenu par Ève dans les panneaux externes de L’Agneau Mystique du Gantois Van Eyck, le pain dans La Cène du Louvaniste Dieric Bouts, ou encore les reliefs des Noces de Cana, œuvre du Brugeois Gérard David. Primitifs de la deuxième vague, Jérôme Bosch et Pieter Brueghel, dont la vision hallucinée est davantage obsédée par les péchés de la chair, mettront en scène la gourmandise, donc la nourriture. Le premier dans Le Jardin des délices, avec ses mûres et ses fraises géantes ou encore dans La Nef des fous et son jambon suspendu que les protagonistes givrés contemplent avec avidité. Brueghel, quant à lui, parsème son Combat de Carnaval et Carême de victuailles, de viande (Carnaval, c’est-à-dire étymologiquement « adieu à la viande »), de poisson (Carême oblige), mais aussi de gaufres, crêpes, pain, œufs… Ailleurs, dans Le Repas de noce, par exemple, il s’éloigne franchement du sujet religieux pour donner à voir le bonheur simple et roboratif d’un repas festif à la campagne.
Au fil du XVIe siècle, la peinture s’émancipe des sujets religieux et s’immisce dans l’intimité des familles, des cuisines, des étals de bouchers et poissonniers. Joachim Bueckelaer, peintre anversois légèrement plus jeune que Brueghel, se spécialise dans les scènes de cuisine. Le sujet religieux demeure, en apparence du moins, mais apparaît souvent relégué (loin) à l’arrière-plan, comme dans sa Scène de cuisine, avec Jésus dans la maison de Marthe et Marie à l’arrière-plan, où un gigot d’agneau vole clairement la vedette au Fils de Dieu.
Monstre sacré de la peinture flamande et de la peinture tout court, l’Anversois Rubens tapisse tout le XVIIe siècle de son œuvre pléthorique. Davantage porté sur les chairs que sur la chère, il peint tout de même de mémorables scènes de banquets bibliques, mythologiques ou profanes. La Cène, avec un incroyable regard caméra de Judas ; Le Banquet d’Achéloüs ; celui, moins ragoutant, de Térée, qui se voit servir la tête de son propre fils en représailles du viol de Philomela. L’espace-temps nous manque pour évoquer deux autres génies, Van Dyck et Jordaens, dont Le roi boit mérite à coup sûr un saut au musée Oldmasters (musée royal d’Art ancien de Bruxelles).
Jusqu’à présent que des hommes. Pourtant, dès le XVe siècle, les artistes femmes ont montré l’étendue de leur talent. Si Catarina Ykens n’intègre pas de nourriture à ses natures mortes, les toiles de l’Anversoise Clara Peeters (1594-1657) trônent dans les plus grands musées du monde. Sa Nature morte aux noix, friandises et fleurs est au Prado, tandis que sa Nature morte avec fromages, amandes et bretzels orne les murs du Mauritshuis à La Haye.
On avance à pas d’ogres affamés pour atterrir en plein XIXe siècle, à l’ère du romantisme. Tout à sa célébration du roman national et des déchainements de la nature, celui-ci ne fait pas grand cas de la nourriture. Son successeur le symbolisme, avec ses ambiances éthérées, ses silhouettes vaporeuses et filiformes, préfère les brumes des limbes aux effluves des fourneaux. Il suffit pour s’en convaincre de jeter un œil au tableau Le restaurant, du génie ostendais Léon Spilliaert. Des tables dressées, des assiettes immaculées, mais pas la moindre trace de nourriture, ni d’ailleurs de convives.
Génial précurseur de l’Art moderne, l’Ostendais James Ensor nous a laissé une Mangeuse d’huîtres dont l’intimité feutrée, qui rappellerait presque Renoir, tranche avec ses œuvres plus stridentes. Avec l’expressionnisme flamand, représenté par des figures comme Constant Permeke ou Gustav De Smet, la nourriture signe son retour sur la toile. Soupe, pain, patates : un manger modeste et chiche, raccord avec un univers brut, terreux et hiératique.
L’heure du dessert approche. Passons à l’ère contemporaine, où les artistes flamands ont parfois défrayé la chronique en bravant l’interdiction parentale de jouer avec la nourriture. Vous connaissez certainement Wim Delvoye et son œuvre Cloaca, machine digestive où la nourriture occupe, on s’en doute, un rôle de premier plan. Mais on ignore parfois qu’il est aussi l’auteur de Marble Floor, une série de tapisseries aux motifs sophistiqués réalisées à partir de mortadelle, salami, jambon. Miam. L’Anversois Jan Fabre s’est lui aussi essayé à l’art charcutier dans le cadre d’une performance, recouvrant en 2003 les piliers de la salle académique de l’Université de Gand de 8000 tranches de jambon fumé.
Comme on a pu le voir, la toile s’est longtemps emparée de l’assiette. Aujourd’hui, on observe aussi le phénomène inverse. Des artistes contemporaines de premier plan comme Edyth Dekyndt (allez voir c’est génial) ou encore Berlinde De Bruycker (non mais sérieusement allez voir) ont vu leurs œuvres transmuées en recettes de cuisine imaginées par le chef Mathieu Beudaert. Les Ravioli de poireaux, quinoa et olives noires à la Berlinde De Bruyckere, le Parfait glacé à la pistache d’après Edyth Dekyndt, c’est tout de même plus ragoûtant qu’une tapisserie en mortadelle. Mais ça n’engage que l’auteur de ses lignes.
Mots : Alexis Alvarez