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Manger nous enlève les mots de la bouche

Au total, il y en avait près de 100. Aujourd’hui, il n’y en a plus que 5, parmi lesquels Relation d’Alexis Alvarez, un premier roman savoureux sur le deuil amoureux à l’ère de Deliveroo. Finaliste du prix Rossel, parfois qualifié de Goncourt belge, dont le verdict tombera à 13 heures, notre immense ami et auteur signe un très beau texte pour kuisine. Et vous, ce serait quoi votre couleur ?

On ne note pas, et la mémoire s’en va. On ne saura plus ce qu’on a mangé. On retourne voir, mais la carte a déjà changé. On se demande si c’étaient bien ces « pêches et framboises au miel sur un matelas de ricotta » le dessert de ce soir-là. Qui a pris les « noisettes de chevreuil, câpres et chocolat », qui le « granité d’herbes fraîches à la verveine verte » ? Ça, c’était le soir de ton anniversaire, ou bien avec mes parents à Bruxelles ? 

On a aimé, mais on n’a pas noté, on n’a rien gardé. 

Manger nous enlève les mots de la bouche. 

Pourtant, avant de goûter quoi que ce soit, on le découvre sur la carte mis en musique. Et on déguste déjà cette émulsion de syllabes, avant d’ingérer la nourriture elle-même. Parfois, charmés par la mélodie des phrases, on a envie de se laisser porter. Carpaccio de bar de ligne, beurre doux, ginseng et fruit de la passion. Une fois devant l’assiette on redescend, on se rappelle qu’on n’aime pas tant que ça la texture du poisson cru.

Ce soir-là, je sors manger seul. Comme d’habitude, j’ai l’impression de faire un peu pitié. Pourtant comment mieux profiter du spectacle des autres ? Ethnologue d’un soir, je mesure à quel point le repas relève du rite, à quel point c’est une liturgie, une mise en scène, un ballet. Pour certains, la commande s’apparente à une torture. On se ravise. On rectifie. D’autres affichent un aplomb qui force le respect. Ils se meuvent à leur aise dans la carte des vins, ils suggèrent de légères modifications, proposent des aménagements. 

L’envie me prend de tout noter, de tout saisir. Outre ma croquette aux crevettes, je dévore littéralement des yeux ce couple aux gestes empruntés à qui j’hésite à promettre un bel avenir ou juste une étreinte maladroite. Ces grandes tablées de collègues qui s’échangent des cadeaux, ces familles bigarrées qui réparent les humiliations subies ou les aggravent, pansent les plaies ou les ravivent, à la faveur d’un pousse-café un peu trop corsé.         

L’écriture de la cuisine. L’écriture comme une cuisine.

Écrivant à sa cuisinière Céline, Proust l’envie : « Je voudrais bien réussir aussi bien que vous ce que je vais faire cette nuit, que mon style soit aussi brillant, aussi clair, aussi solide que votre gelée, que mes idées soient aussi savoureuses que vos carottes, aussi nourrissantes et fraîches que votre viande. »

La cuisine élevée au rang d’art. L’art comme une cuisine. 

L’artiste française Sophie Calle a mis au point « le régime chromatique », une performance consistant à préparer chaque jour un menu différent, avec des ingrédients d’une seule couleur. Lundi orange, mardi rouge, mercredi blanc, jeudi vert, vendredi jaune, samedi rose et dimanche on invite les amis pour tout manger. 

Le mien serait blanc. Ce serait un paradis blanc, aux portes duquel Saint-Pierre m’attendrait avec une piña colada, des meringues et de la chantilly, une assiette de cannelloni à la ricotta étoilée de fruits confits, une cassolette en terre cuite de riz au lait citronné, saupoudré de cannelle. 

Je finirai seul et diabétique sur une île flottante, mais j’aurai vécu. Et vous, ce serait quoi votre couleur ?

mots Alexis Alvarez

photo Barbara Salomé Felgenhauer 

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